Quand les personnes autistes s’identifient
La représentation des personnes autistes dans les médias laisse souvent à désirer. Entre cliché et simple non-existence, ces personnages sont le plus souvent issus de stéréotypes tout droit sortis du film Rain man ou d’un inconscient collectif faussé de personnes neurotypiques. Mais comment s’identifier ou simplement se ravir de voir un personnage au fonctionnement similaire au sien quand la plupart des fictions se trompent ? La réponse, beaucoup de fans d’œuvre l’ont trouvée : chercher dans les représentations non-canoniques.
Un diagnostic non officiel mais bien visible
Le terme « canon », dans le champ lexical des fictions, désigne toute chose officiellement établie par l’œuvre, et souvent des auteurs en dehors de celle-ci. Ainsi, le fait que Dark Vador soit le père de Luke dans Star Wars est canon. Au contraire, on parle de non-canon toute interprétation subjective ou chose imaginée par le public, ou parfois par des œuvres coexistantes établies comme telles par leur auteur ou structure au dessus-d’eux : par exemple, le fait qu’Indiana Jones possède une licorne n’est pas canon, ou, pour en revenir à Star Wars, le précédent univers étendu n’est plus canon aux œuvres sous Disney.
Quand on parle de représentation de personnes autistes non-canonique, on se concentre alors sur l’interprétation de l’oeuvre par le public : le personnage a un caractère, des interactions, des gestes ou bien des difficultés qui pourraient faire penser à un diagnostic tsa bien que l’oeuvre ne dise rien de ce dernier. Ce caractère non-canonique peut souvent porter à débat, en particulier chez les personnes neurotypiques, mais est tout aussi souvent constaté à la quasi unanimité chez le public avec autisme.
Le jeu-vidéo, un média pratique pour l’interprétation
Cet article va se concentrer sur le cas de personnage de jeux-vidéos, l’autrice de celui-ci étant familière avec ce média. De plus, par son caractère immersif, le jeu vidéo permet une authentification toute particulière, nous emmenant dans un univers avec lequel nous devons nous accommoder pour progresser, voire le déchiffrer pour comprendre ses aboutissants et sa profondeur. Le scénario dans un jeu-vidéo demande la plupart du temps un travail actif de la part du joueur, à la fois pour l’obtenir mais aussi pour le comprendre, via des notes, des artefacts, ou simplement par de la littératie médiatique, celle-ci étant souvent mise à contribution, le « lore » (univers entourant le scénario) étant fort développé et les interactions plus présentes que dans un film. Les personnages sont ainsi finement analysés, et quand ceux-ci possèdent un profil se rapprochant de ceux des personnes neuroatypiques, leurs particularités sont vite remarquées par ces dernières.
Deux c as seront étudiés dans cet article, de deux jeux-vidéos incroyablement différents, tant dans le gameplay que dans leurs histoires. Seul l’éditeur, Nintendo, sera le même.
Le cas de Ferdinand Von Aegir
Fire Emblem est une série de jeux-vidéos de stratégie développée par Intelligent Systems. Dans le seizième opus, Fire Emblem Three Houses, le joueur incarne un ou une mercenaire engagé.e comme professeur.e dans une école sous la tutelle d’une église, école où des personnes de son âge, ses élèves, seront entraînés au combat. Le jeu est composé de trois maisons (quatre avec celle du dlc) et de quatre routes (cinq avec celle du dlc). Dans la maison des Aigles de jais, possédant des étudiants venant du sud-ouest et en majorité de la haute société, un personnage nommé Ferdinand se démarque. Peinant à comprendre le second degré des autres élèves, perfectionniste et aux convictions tranchées, il a su se faire remarquer des personnes neuroatypique : son profil semble familier. Même si les autres élèves se moquent parfois de lui, son fort intérêt pour les valeurs de noble dans un sens presque chevaleresque et pour la stratégie font de lui un atout, et le jeu montre bel et bien ses compétences sans le ridiculiser directement. Ses interactions sont quelquefois compliquées, son franc parler l’handicape, ainsi que son attrait à se sociabiliser sans forcément en comprendre les codes : il y a parfois des malentendus, mais toujours des solutions, et ce grâce au dialogue. Plusieurs exemples de ces difficultés apparaissent dans les « soutiens », des dialogues apparaissant quand la relation entre les différents personnages augmente : Alors qu’une camarade lui demande de rester loin d’elle car celle-ci est énervée, Ferdinand le prend littéralement, s’éloigne et lui crie ce qu’il a à dire pour qu’elle l’entende. Son premier degré quasi constant l’empêche également de comprendre une blague sur l’orthographe du mot « aristocratie », pensant qu’il s’agit d’une erreur de son interlocutrice. Peinant à comprendre le fonctionnement des conversations, le jeune homme parle également à certains autres élèves jusqu’à l’épuisement, voire la fuite de ceux-ci, ne saisissant guère leurs expressions faciales et leur inconfort. Autre particularités autistiques, il est également capable de percevoir certains détails d’un œil aiguisé, comme voir qu’un sachet de thé provient d’une autre contrée, et est sensible à la texture des aliments, même liquide, comme celle du café qu’il n’apprécie guère.
Ferdinand possède des valeurs et s’y tient : c’est un homme bon au grand cœur qui considère comme devoir de noblesse d’aider son prochain. De par ses différentes caractéristiques , certaines personnes avec autisme voient en lui plus qu’une identification, un modèle à suivre. Un modèle qui malgré ses particularités, son aspect un peu trop sociable quitte à paraître flamboyant, réussit à prouver à autrui qu’il possède une véritable droiture d’esprit, une force dans ses intérêts et un attrait à faire le bon autour de lui.
On note que malgré cela, le jeu ne s’empêche pas de le traiter comme un véritable personnage qui peut mourir aux mains du joueur si non recruté, celui-ci restant fidèle à sa contrée. En ne définissant jamais le personnage comme possédant un tsa, le jeu ne prend aucun risque en s’éloignant du cliché du « bon » autiste toujours pardonné pour de grandes fautes et blâme le personnage s’il fait du mal, selon la définition de celui-ci dans la route.
Cependant, est-ce véritablement une bonne chose, de ne donner aucun diagnostic canon à un personnage de fiction s’éloignant de la neurotypie pour éviter les retombées ? Pas vraiment : cela déclenche souvent des débats peu courtois, et une sensation d’ »appropriation » que certains n’apprécient guère. Cela témoigne également parfois d’une certaine lâcheté des auteurs, voulant prendre le moins de risques possibles en ces temps où la représentation est vue par certains comme une tare, là où pour d’autres elle est de la plus haute importance. Néanmoins, dans le cadre de Fire Emblem Three Houses, le manque de diagnostic peut tout simplement être dû à l’époque médiévale dans laquelle le jeu prend place.
Ce jeu, possédant déjà un exemple bien marqué, n’est néanmoins pas le seul à avoir tapé dans l’œil des personnes avec autisme grâce à un personnage auquel elles peuvent s’identifier. : autre exemple de reconnaissance de personnage autiste sans canon, le cas de Splatoon.
Spatoon, une peinture de différents profils.
Splatoon est une série de jeux-vidéos dans laquelle des sortes de calmars humanoïdes, nommés Inklings, font face à divers ennemis à coups de peinture. Plusieurs personnages ont su être remarqués par les personnes neuroatypiques, en voici un bref portrait :
Tout d’abord, Coralie, une idole, se voit dotée d’un profil de « génie » : Rejoignant l’armée octarienne, rivale des inklings, à un très jeune âge, elle a su sauter des grades extrêmement rapidement, des classes également, et faire démonstration d’un incroyable talent dans tout ce qu’elle a pu entreprendre. Dans Splatoon 2, elle devient une idole (sorte de chanteuse et icône populaire) et exerce en même temps sa fonction d’ingénieure. Elle se passionne alors de ce fait pour la chanson et ingénierie. Ce profil surdoué en tout possède un écho particulier chez diverses personnes neuroatypiques avec le « syndrome du savant», permettant une mémoire exceptionnelle et des capacités hors du commun. Bien que ce syndrome ne soit pas reconnu officiellement, il cohabite parfois avec l’autisme, ce dernier étant souvent dépeint avec ce syndrome dans les fictions. Dans le cas de Coralie, bien que celui-ci soit dépeint de manière positive, il n’est pas le seul à démontrer une possible neuroatypie dans son profil : Coralie déteste la texture de la mayonnaise, se stim (terme utilisé pour parler d’une stimulation sensorielle) avec ses doigts, possède une certaine difficulté à exprimer ses émotions et cherche à avoir une routine. Bien que son caractère autistique fasse encore débat chez les fans, il n’en demeure pas moins un headcanon (fait qui n’est canon que dans la tête des fans qui l’appliquent) assez courant.
Autre personnage, autre profil : Harmony est un personnage vendeur qui utilise la plupart du temps une sorte de pince pour se stim, et dont le visage n’est pas très expressif. Se reconnaissent en elle ceux et celles qui ont du mal à exprimer leurs émotions avec leur visage.
La multiplicité de profils différents permet à autant de personnes diverses et variées de s’identifier, mais aussi de reconnaître en eux de potentiels personnages sur lesquels porter leur affection.
On pourrait voir dans la reconnaissance d’un possible diagnostic de ces personnages un certain cliché : après tout, Coralie correspond au topos du « génie » que l’on trouve dans diverses séries. Cependant, là où cela diffère, c’est que lesdits clichés ne construisent pas tout le personnage, celui-ci est fruit de multiples facettes, allant de son occupation dans le jeu (Coralie est avant tout une idole) à ses relations avec d’autres personnages (sa partenaire idole par exemple, Perle). C’est le personnage dans son tout qui fait son charme, son autisme en faisant partie. Coralie n’est pas définie par cet aspect d’elle, tout comme les personnes avec autisme ne sont pas seulement autistes, mais aussi des individus complets avec leurs propres histoires, relations et caractères.
S’affranchir des clichés
En reconnaissant des personnages comme autistes malgré l’absence du terme du canon, on permet à des personnages plus variés, plus complets, représenter les personnes avec ce profil. Pourrait-on le voir comme un message indirect aux œuvres ne sachant pas aller hors du cliché, hors de la définition stricte de l’autisme, n’étant pas capable de construire au delà ? Permettant au public de s’identifier et de se lier aux personnages, ces représentations non-canonique, souvent involontaires de la part de leurs auteurs, constituent un véritable trésor d’inspiration pour les œuvres à venir, encore plus dans le domaine du jeu-vidéo où l’identification et le lien se fait bien plus naturellement, le joueur étant quasi physiquement à proximité du personnage via l’interface numérique. En laissant ces interprétations fleurir, on comprend bien mieux le public, ses ressentis, ses volontés, ses souhaits. On saisit les impacts de l’œuvre, mais également ce qui adviendra d’elle dans les esprits des gens, de ceux à qui on n’adresse guère la parole dans ce monde neurotypique.
Et si, pour les œuvres futures, on parlaient enfin aux concernés ?
Merci à Isabelle et Cam pour leur aide sur la documentation.
Chloé Ravoninjatovo