
Ludosens a décidé ce jour, d’interviewer Philippe Claudet, directeur de l’association Les Doigts Qui Rêvent.
Ludosens : Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? et de ce qui vous a amené à créer l’association “Les Doigts Qui Rêvent”?
Parti à Dijon vivre avec ma femme, j’ai changé de carrière pour devenir instituteur. Une première année avec des délinquants, une seconde avec des enfants psychotiques et une troisième année au sein d’une classe d’enfants aveugles.
Ne connaissant rien au braille et pourtant chargé d’apprendre à lire, à écrire et à compter à des enfants déficients visuels, j’ai commencé à réfléchir à la conception de livres adaptés.
Il me paraissait évident que cet apprentissage devait se faire par le biais de livres jeunesse aussi plaisants que les livres classiques de jeunesse.
C’est à l’occasion d’une conférence pédagogique dans l’école spécialisée où j’étais en poste, qu’une formatrice, voyant ma première maquette, m’a incité à mettre ces livres en avant pour qu’ils soient multipliés.
Il faut savoir qu’à cette époque il n’y avait pas de livres tactiles dans le commerce alors que cet outil semblait être une alternative ludique très intéressante dans l’apprentissage de la lecture pour déficients visuels.
Hervé et moi –

Ludosens: Comment êtes-vous passé de la conception à la production de livres tactiles ?
A cette époque j’avais un contact au Lions Club Femme, j’ai pu ainsi commencer à produire 100 livres en partenariat avec un Esat et financé par ce Club.
En 1994, suite à la forte demande qu’avaient suscité les premiers livres au sein de l’Association Nationale des Parents d’Enfants Aveugles (ANPEA), j’ai pensé à créer l’association “Les Doigts Qui Rêvent” avec quatre couples de parents en espérant trouver de nouveaux financements pour développer la production.
Ma rencontre avec l’Association Dijonnaise pour l’Emploi des Jeunes (ADEJ), a été déterminante et nous avons créé ensemble un atelier puis commencé à fabriquer des livres dans ce que l’on a appelé “L’Atelier Pour Voir” (sas d’évaluation) avec des personnes en insertion professionnelle.
De 1996 à 2000, cet atelier s’est révélé efficace et attractif pour ces personnes. En effet, cet atelier proposait une activité de production artistique et valorisante car chargée de sens, souvent plus épanouissante que les tâches qu’ils avaient l’habitude de faire.
En 2000, suite à une pétition de l’ANPEA, Madame Ségolène Royal (ministre de l’enseignement à l’époque) m’a proposé une “mise à disposition” à temps plein au sein de l’association, ce qui m’a permis de me consacrer entièrement au développement du projet tout en gardant mon statut d’instituteur. Nous avons aussi pu, en partenariat avec le Ministère de la Culture, obtenir un financement européen et créer “Tactus” (concours pour le premier prix européen de la meilleure maquette d’album tactile) afin de financer la production de livres tactiles dans des pays qui n’avaient jamais vu ce type d’outils, tout en se souciant de les distribuer à des prix « abordables ».
En 2002, suite à l’engouement qu’ont suscité nos livres auprès de bibliothécaires, nous avons décidé de produire des livres Jeunesse pour tous les enfants mais accessibles aux enfants aveugles et non pas des livres « ghetto » pour enfants aveugles. C’est dans ce sens que nous avons créé le Centre Amandine (Centre de Recherche sur l’image tactile), et élaboré ainsi, des partenariats avec 5 universités dans le but de concevoir des images tactiles plus efficientes.
Couverture de » La chasse à l’Ours »

« Notre objectif est de remettre, autant que faire se peut, les conditions de l’expérience première de la personne aveugle dans nos images haptiques afin qu’elle puisse faire un lien analogique entre ce qu’elle touche dans nos livres et sa propre expérience du monde. »
Ludosens: Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste l’apprentissage de la lecture par le biais d’images tactiles ?
Tout l’objet du Centre Amandine était de créer des outils attrayants, utiles au développement de l’enfant qui en proposant une expérience “haptique” est perceptible par tous.
En nous inspirant des travaux de David Katz et de Gerà Révész nous avons eu l’idée de sortir de la littérature jeunesse classique et de l’image de « voyant-mise en relief », pour passer à une perception haptique qui correspond plus à l’expérience de l’enfant notamment par l’utilisation de l’ouïe et du toucher.
Il faut bien comprendre que l’image mentale d’une personne née aveugle n’est pas la même que celle d’une personne qui voit. La perception d’un objet pour un voyant se fait de manière synthétique et instantanée alors que celle d’une personne malvoyante se fait de manière analytique (c’est-à-dire détails par détails), séquentielle et de façon multi-sensorielle. Pour se faire une image mentale, une personne malvoyante devra toucher les contours, palper, sentir, écouter…
Notre objectif est donc de remettre, autant que faire se peut, les conditions de l’expérience première de la personne aveugle dans nos images haptiques afin qu’elle puisse faire un lien analogique entre ce qu’elle touche dans nos livres et sa propre expérience du monde.
Pour vous donner un exemple concret, nous avons inclus au sein d’un de nos livres une matière qui, par le toucher et le son rappelait ce qu’une personne aveugle ressentait et entendait quand elle touchait ou marchait dans la neige. Tous nos livres incluent des petits systèmes qui la ramènent à sa propre expérience haptique qui se fait toujours dans le mouvement.
Aujourd’hui nous savons que des enfants malvoyants qui ont eu un livre tactile dès leur plus jeune âge, ont une appétence au toucher plus forte, indispensable à la découverte du monde qui les entoure, et qu’ils sont plus à l’aise avec les illustrations documentaires qui les accompagneront dans leur parcours scolaire, comme les cartes géographiques notamment.
“un hiver magique”

Ludosens: quels sont vos objectifs aujourd’hui ?
Aujourd’hui, les 4 missions des “Doigts Qui Rêvent” sont:
1) L’édition pour enfants avec les livres jeunesse tactiles et l’édition pour adultes avec la traduction d’essais du monde entier traitant de tous les aspects des malvoyances et cécités.
2) La poursuite de la recherche par le biais du Centre Amandine. Nous envisageons aujourd’hui de concevoir des images tactiles pour le 3ème âge déficient visuel.
3) Des animations militantes avec des jeux que nous avons créés. Ces jeux ont pour objectif de faire comprendre à des enfants voyants que la différence n’est pas synonyme de soustraction: La différence ce n’est pas “moins”. L’enfant aveugle n’est pas inférieur à l’enfant voyant mais fonctionne et perçoit le monde simplement différemment.
4) Les projets internationaux comme:
-Tactus qui fonctionne aujourd’hui avec 16 pays.
-BiTiB (Blind infant’s Tactile iIlustrate Book) groupe international d’intervention précoce, conception de petits livres avec une intention éducative pour les enfants de moins de 5 ans.
